Déjeuner en l'honneur de M. Debré et de M. Couve de Murville
Le 6 octobre 1961 à 13 heures
Hon. Jean Lesage, Premier ministre

Le maître de cérémonies à un dîner avait dit un jour, en souhaitant la bienvenue aux invités:

« Mesdames, Messieurs, mangez, buvez et soyez heureux… car, bientôt, viendront les discours! »

Le mien, en plus de sa brièveté, aura une autre excuse: je ne peux pas passer sous silence l'immense honneur qui est aujourd'hui le nôtre de recevoir des personnalités aussi éminentes du peuple que nous admirons et que nous aimons le plus au monde.

Depuis quelques jours, nous avons, nous membres de la délégation du Québec, la grande joie de nous trouver parmi vous et de vivre la merveilleuse atmosphère de Paris.

Si je ne savais pas que la lucidité est l'un de vos traits les plus distinctifs, je ferais semblant de vous apprendre quelque chose. Vous doutez-vous de la fascination qu'exerce sur n'importe quel esprit l'atmosphère de la capitale intellectuelle du monde?

Mais comment ne vous en douteriez-vous pas? Peut-être pourrais-je pourtant vous apprendre que nous vous envions avec une intensité que vous ne soupçonnez pas et que seul l'amour de notre patrie peut nous consoler de n'être pas Parisiens.

D'ailleurs, je m'excuse de répéter le compliment d'un autre, mais il est tellement mérité, il est tellement classique, il est tellement présent à l'esprit de tous, que ne pas le rappeler rendrait mon hommage incomplet:

« Tout homme a deux patries, disait Jefferson, la sienne et la France. »

Nous de la province de Québec avons sur les autres l'avantage de voir ces deux patries occuper une place égale dans notre cœur puisque les Français et les Canadiens français ont des ancêtres communs.

En pensant à leurs vertus héroïques, le Canadien français sent grandir sa fierté, mais en même temps il se dit, comme le vieux Don Ruy Gomez dans la scène des portraits, d'Hernani:

« Leur armure géante irait mal à nos tailles! »

Nous sommes fiers de nos ancêtres, mais eux, seraient-ils fiers de nous?

Eh bien, au risque de passer pour outrecuidant, je ne ferai pas la réponse pessimiste que l'on a l'habitude de donner oratoirement à une telle question.

L'héroïsme et le courage ne doivent pas être des idées figées pour toujours. Tout ce qui est vivant est souple et les qualités des ancêtres s'adaptent au climat où elles fleurissent.

Or, notre climat n'est pas celui qui existait il y a cent ans. Si nos ancêtres vivaient de nos jours, ils seraient des hommes d'aujourd'hui et ils s'adapteraient à leur milieu: leurs vertus non seulement seraient de notre temps mais elles seraient celles dont notre temps a besoin.

L'honnête homme aujourd'hui, la mère de famille de 1961, tous les êtres de bonne volonté qui, sans ostentation, accomplissent leur devoir avec simplicité, sont tout aussi dignes d'admiration que celui qui, dans une circonstance exceptionnelle, s'est montré exceptionnellement héroïque. L'important, c'est, non pas de rechercher l'héroïsme, mais d'obéir à l'inspiration du devoir. Cette inspiration peut changer selon l'époque, mais, même si les actes sont différents, le caractère qui les produit possède les mêmes qualités profondes. J'aime (est-ce une illusion naïve?) j'aime à me faire croire que si nous avions vécu au temps de nos ancêtres, nous nous serions conduits comme eux. Encore une fois, c'est peut-être une exaltation non motivée qui me fait parler ainsi. Mais ce dont je suis par contre absolument sûr, c'est que si nos ancêtres vivaient de nos jours, c'est dans l'exécution de leur devoir quotidien qu'ils feraient preuve des mêmes qualités qui excitent notre admiration quand nous les retrouvons dans l'histoire au lieu de les voir dans notre entourage.

Entre les deux conceptions du devoir, entre l'héroïque et le quotidien, il y a plus qu'une harmonie, il y a, je le crois, sincèrement, une ressemblance essentielle et, peut-être même, une identité parfaite.

On dit aujourd'hui que le progrès technique a supprimé les distances. Dans notre cas, nous ne l'avons pas attendu, et ni l'espace ni même le temps ne nous ont séparés lorsque nous avons poursuivi dans des champs d'action différents nos missions respectives.

Des rencontres comme celles d'aujourd'hui vont cimenter une amitié qui nous est plus que précieuse… qui nous est indispensable. Nous levons donc notre verre avec gratitude pour boire au bonheur et au succès d'un peuple qui, depuis tant de siècles, est l'honneur de la civilisation occidentale et auquel la Providence, si tant est que l'on peut juger de ses desseins futurs par ceux qu'Elle avait dans le passé, réserve, - il est impossible d'en douter - les pages les plus glorieuses de l'Histoire qui s'écrit.