Réception à l'Hôtel de Ville de Paris
le 6 octobre 1961, à 11 heures 45

Il existe en Amérique du nord ce qu'on appelle fort justement le « fait français ». C'est dans le Québec surtout qu'il est présent et il donne à cette province son visage particulier.

Jamais nous ne serons assez reconnaissants à la Providence d'avoir fait de nous un rameau du merveilleux tronc français. Mais je vous surprendrai peut-être en vous disant que nos frères Canadiens anglais partagent ce sentiment. Ils se rendent compte d'une chose très importante: à l'air que l'on respire en Amérique, la culture latine que nous avons reçue de vous et que nous avons en un certain sens acclimatée, peut apporter un oxygène aussi précieux que revigorant.

Nos frères canadiens d'expression anglaise savent que les descendants de Français dans leur pays, s'ils continuent de s'affirmer, les aideront par leur présence même à prévenir un danger d'une gravité exceptionnelle qui pèse si lourdement sur notre destin national, une maladie, hélas, déjà installée en nous et qui menace notre identité canadienne: l'envahissement culturel d'un peuple que nous aimons et que nous admirons, d'un peuple dont nous sommes heureux d'être les voisins du nord, mais un peuple dont il faut accepter l'amitié sans permettre à celle-ci d'être intellectuellement tyrannique, puisque cette tyrannie involontaire risquerait de nous faire décerner le titre peu enviable de satellite culturel des États-Unis!

Ce n'est pas seulement, croyez-m'en, chez les Canadiens français que la culture française au Canada trouve des partisans. Les plus éclairés des Canadiens d'expression anglaise vont jusqu'à nous dire de plus en plus fréquemment que, pour éviter l'annexion aux États-Unis, ils devront accepter et intégrer la culture française au Canada, le seul antidote efficace contre l'américanisation outrancière.

Voilà pourquoi il existe au Canada ce délicieux paradoxe qui est la plus douce revanche que pouvait rêver la France depuis la perte du Canada en 1759: les Canadiens anglais souhaitent tout aussi ardemment que nous mêmes la survivance de la culture que vous nous avez léguée!

Pour vous prouver jusqu'où sont allées nos préoccupations de mandataires de la culture française, nous avons pensé non seulement à ceux qui sont nés Canadiens mais à ceux qui veulent le devenir. Ceux, par exemple, qui fuyant une tyrannie politique ou une situation économique moins attrayante que la nôtre, ont conquis par le choix qu'ils ont fait délibérément une nationalité qu'ils prisent peut-être plus que certains fils natifs.

Eh bien, il existe tout un groupe de Canadiens d'un immense mérite qui, en mettant le pied dans notre pays, ne savaient pas encore de quel côté se diriger et à quel groupe s'intégrer plus particulièrement. Je soutiens qu'on doit les attirer de préférence vers notre culture et j'ai la profonde conviction de poser là un geste à la fois utilitaire et fraternel. Utilitaire en ce sens que si ces Néo-canadiens sont considérés à bon droit comme un acquit, il est tout à fait logique de tenter de les attirer dans ce que j'appellerai nos « effectifs culturels ». Ce geste est fraternel aussi, car je vous défie de me nommer un plus beau cadeau à faire à un Néo-canadien que de lui offrir le plus merveilleux outil que le génie humain ait fabriqué non seulement pour l'expression de la pensée mais pour le progrès et la découverte des idées. Ce merveilleux outil, je le dis avec fierté … avec chauvinisme peut-être … mais sûrement avec sincérité, c'est la langue française!

J'ai eu l'occasion, à diverses reprises depuis mon séjour à Paris, de parler de l'acclimatation de la culture française chez nous et même de l'acclimatation du parlementarisme britannique.

Je mentirais par omission si ne soulignais le même phénomène au sujet de la langue française …

Notre façon de parler est l'indice de notre culture et Georges Duhamel a dit fort justement que « la passion du bon langage nous permet d'être plus complètement et plus dignement un homme ».

Le souci de protéger et d'améliorer la langue française parlée et écrite pourrait se justifier par un sentiment patriotique tout à fait naturel. De fait, cependant, il existe au moins deux raisons beaucoup plus profondes de nous intéresser à nos façons de parler et d'écrire.

La première de ces raisons est d'ordre sociologique.

Il est impossible de dissocier la langue de la culture. La langue est en quelque sorte l'expression verbale de la mentalité d'une population. Si le français existe aujourd'hui, s'il a des règles de morphologie et de syntaxe, s'il a son génie particulier, c'est qu'il a été au cours des siècles ainsi conçu et ainsi compris par des générations d'êtres humains dont ceux qui parlent maintenant cette langue sont les descendants. Ils en sont non seulement les descendants physiques, mais aussi, et c'est encore plus important, les descendants spirituels. Comme Canadiens français, nous sommes de ce nombre. La langue française est, de toutes les langues qui se parlent actuellement dans le monde, celle qui nous convient le mieux à cause de nos caractères propres et de notre mentalité. Nous ne pourrions plus être Canadiens français si nous parlions une autre langue parce qu'alors nous adopterions des moyens d'expression fabriquée dans une culture étrangère à la nôtre. Nous demeurerions peut-être biologiquement des Canadiens d'origine française, mais virtuellement et à vrai dire nous serions disparus comme membres d'une entité nationale distincte. À preuve, le phénomène américain auquel je faisais tout à l'heure allusion, le « melting pot », le creuset où des immigrants de toutes origines se sont, dans l'espace de deux générations, fondus dans la vaste nation américaine en perdant à peu près tous leurs caractères distinctifs.

S'il en a été ainsi, c'est qu'ils ont perdu leur langue.

L'autre raison est d'ordre psychologique. On dit souvent que la langue est l'expression de la pensée. Rien n'est plus vrai, mais rien n'est plus dangereux aussi, parce qu'une langue mal connue, imprécise, remplie de termes impropres, conduit à une pensée confuse, obscure et vague. Le langage est le climat de la pensée: un vocabulaire mal défini est un redoutable obstacle à l'expression d'une pensée exacte et féconde. Il empêche le progrès intellectuel et scientifique.

Comme il est impérieux que les Canadiens français s'affirment dans le domaine de la pensée, de même que dans celui des lettres, le gouvernement du Québec n'a pas le droit de se désintéresser de l'évolution de la langue parlée et écrite par la majorité des citoyens de la Province.

Et c'est là que surgit un problème qui doit éveiller votre sympathie. Le Canadien français (vous aller vous amuser de cette ressemblance avec vous) est farouchement individualiste. C'est un être qu'il est impossible de caporaliser. Je plaindrais le sociologue qui se mêlerait de déterminer les catégories que l'on peut trouver chez nous, car les énumérer équivaudrait à un recensement par individus!

Cet esprit d'indépendance, ce besoin de fabriquer soi même ses outils ou de plier ceux qui existent à son propre style de travail, se manifeste même dans l'utilisation du français chez nous. C'est pourquoi, tout comme il existe une culture française adaptée à la province de Québec, un parlementarisme britannique adapté à la province de Québec, il y a aussi une langue française qui porte des traces que l'on pourrait comparer à celles que laisse sur un outil fidèle la main de l'ouvrier qui s'en est servi avec amour.

Il ne faut donc pas s'étonner si notre langage n'est pas tout à fait le vôtre. Il faudrait plutôt s'étonner ou même se scandaliser du contraire, car il ne saurait être question pour le Canadien français dont le caractère est typiquement naturel et à l'antipode de toute affectation, il ne saurait être question, dis-je pour le Canadien français d'encourir le reproche d'imiter servilement votre accent et votre style. Il n'y saurait y parvenir qu'en manquant de naturel et ce serait pire qu'impardonnable: ce serait grotesque.

Tout comme un peuple est riche de la diversité de ses individus, une langue est riche de la diversité de ses accents. Celui de tout Canadien français qui respecte sa langue a (et j'espère que vous me pardonnerez cette déclaration d'indépendance) droit de cité!

Lorsque l'on a couché dans le sol une branche tenant encore à la plante mère… lorsque la branche a pris racine… lorsqu'elle s'est transformée en plante complète, on s'attend bien à ce qu'elle ressemble à la plante mère mais non pas qu'elle y soit absolument identique. Tout ce qu'on demande au rejeton, c'est d'être une plante utile et fructueuse en étant fidèle à son type général.

Nous sommes animés de la plus grande émulation possible pour nous révéler utiles et fructueux dans toutes les missions que nous avons héritées de vous, mais soyez assurés que si nous y parvenons nous saurons que le mérite premier en revient à la nation envers laquelle nous avons contracté une dette qui ressemble à celle d'un enfant pour ses parents. Cette dette, il ne peut l'acquitter que d'une façon: en transmettant à son tour, à la génération suivante, ce qu'il a lui-même reçu. Cette loi est partout dans la nature et dans l'histoire, mais aucun peuple n'en peut tirer orgueil plus grand que le nôtre puisque celui de qui il a tant reçu est le peuple français!