Inauguration de la Maison du Québec Paris,
5 octobre 1961, 11 h
Honorable Jean Lesage, Premier Ministre

Il existe une expression qui a de plus en plus cours chez nous. Je m'en suis moi-même souvent servi car je crois qu'elle symbolise l'éveil de notre population, non seulement à ce qu'elle représente dans la Confédération canadienne, mais aussi au rôle qu'elle peut jouer dans le monde qui nous entoure. Cette expression, c'est « L'État du Québec ».

En l'utilisant, nous ne voulons pas nous faire collectivement croire, ni inciter les autres nations à penser que notre Province, par quelque « processus politique obscur », est devenue un pays distinct du reste de l'Amérique du Nord. Nos ambitions ne sont pas aussi étendues, mais elles n'en sont pas moins profondes. Pour nous, l'État du Québec, c'est le point d'appui commun, le levier dont nous pouvons et devons nous servir dans la poursuite des tâches que nous imposent notre présence dans la réalité canadienne et notre survivance au sein d'un monde américain dont la culture est étrangère à la nôtre. Il est devenu, par la force des choses et à cause des lois inéluctables de la démographie et de l'histoire, l'instrument communautaire d'une affirmation nationale s'appuyant, non pas sur un chauvinisme étroit, mais sur le souci bien légitime chez toute minorité de sauvegarder son mode de vie et les traits culturels qui la distinguent de la majorité dans laquelle elle risquerait de se fondre.

Notre conception du rôle de l'État - du rôle de notre État - ne s'inspire nullement d'un quelconque dogmatisme. Je dirais plutôt qu'elle provient d'un souci bien pragmatique. Nous n'avons tout simplement pas le choix de procéder autrement. Car il faut bien nous rendre compte d'une chose que l'histoire et la démographie nous dévoilent d'ailleurs brutalement. Comme groupe ethnique, nous formons environ 30 pour cent de la population canadienne. Nous ne représentons même pas un trentième de toute la population de l'Amérique du Nord : 6 millions, par rapport à 190 millions. Nous sommes collectivement un sujet d'étonnement pour les historiens. Il y a longtemps en effet que nous aurions pu être assimilés, mais en dépit des lois de l'histoire, nous avons survécu.

Il y a, dans notre situation actuelle, quelque chose de grandiose et de tragique à la fois. Ce qui est grandiose, c'est notre volonté de persister; ce sont « nos traditions, notre langue et notre foi », selon l'expression chez nous consacrée. Ce qui est tragique, c'est que ces facteurs ne suffisent plus désormais. Le progrès moderne a fait disparaître les frontières et d'une certaine façon, nous ne sommes plus chez nous seulement sur les bords du Saint-Laurent. Que nous le voulions ou non, il nous faut faire face au reste de l'univers. 

Mais vous admettrez avec moi qu'une petite nation comme la nôtre n'entre pas dans le concert des peuples par la force. Nous n'avons pas au Canada français la puissance matérielle de nos voisins du nord et du sud; nous ne disposons pas de la richesse des grandes nations, ni de leur population. Mais je crois que l'État du Québec, à cause des dimensions du rôle nouveau que lui ont confié ses citoyens, peut non pas ébahir ceux qui nous entourent - nous n'avons pas la moindre intention de nous imaginer autres que ce que nous sommes - mais nous signaler à l'attention du monde.

Quand je dis que nous voulons nous signaler à l'attention du reste du monde, je voudrais être bien compris. Il y a plusieurs façons de se manifester aux autres. Celle à laquelle nous pensons n'est nullement inspirée par un souci de vanité patriotique mal placé. Nous voulons tout simplement accéder au niveau culturel et économique auquel nous avons droit et auquel nous pouvons aspirer. Jusqu'à maintenant notre situation historique et géographique nous a forcés de devenir ce que nous sommes : nous voulons désormais être ce que nous pouvons devenir. En d'autres termes, le peuple canadien-français a pris conscience de lui-même et de sa place dans le monde actuel. C'est pour mieux l'occuper que nous avons institué à Paris notre Délégation générale. Et en nous installant à Paris, nous avons choisi d'être au centre des préoccupations de l'Europe.

Notre maison du Québec, dans la capitale de la France, aura des fonctions bien précises. Elle n'est, dans ce qu'elle signifie pour nous, que le prolongement de l'action que nous avons entreprise dans le Québec même. Elle résulte logiquement des attitudes nouvelles que nous partageons tous au Québec sur notre présence dans la réalité élargie qu'est pour nous le monde européen.

Il y a deux cents ans exactement, vous amorciez le retour des Français du Canada vers la métropole: la France de 1761 se retirait de l'Amérique du Nord. Deux siècles après, nous venons rendre témoignage de la perpétuité du fait français en terre nord-américaine. On a toujours parlé de survivance française et du miracle sociologique qu'elle représentait. Nous pouvons aujourd'hui affirmer, sans fausse vanité, que nous vivons. Nous sommes fiers d'abandonner le terme de survivance. Il n'en reste pas moins que nous continuons à avoir besoin de votre souffle - comme d'autres, en Amérique du Nord, sont venus nous dire, à nous du Québec, qu'ils avaient besoin du souffle québécois pour demeurer français. Parce que nous voulons aussi intensifier et approfondir notre vie française en Amérique, parce que nous voulons être en mesure de venir en aide à tous les francophones d'Amérique du Nord, nous avons décidé d'accomplir nous-mêmes un retour aux sources. Nous avons compris que non seulement il nous faut compléter et faire rayonner le miracle de notre survivance par une inspiration permanente auprès de vous, mais qu'aussi est devenue essentielle une inspiration permanente que nous ferons nôtre et dont les résultats seront conformes à nos traits culturels particuliers. Nous désirons nous intégrer au fait français, mais nous ne voulons pas transformer le Québec en appendice nordique de la France. La richesse de la culture française à laquelle nous souhaitons nous abreuver intellectuellement est justement de permettre, chez ceux qu'elle influence, de demeurer eux-mêmes. C'est peut-être là un des plus grands hommages qu'on peut rendre à sa valeur universelle. Le lien de continuité que nous voulons établir avec la France ne sera donc pas un lien de dépendance; j'irai même jusqu'à dire que nous pouvons nous enrichir de nos différences mutuelles. Ce qui fait la force d'une communauté culturelle comme celle à laquelle nous voulons appartenir c'est sa diversité dans une saine unité, et non son uniformité.

Mais une nation ne vit pas que de l'esprit. Nous voulons également nous inscrire dans les nouveaux courants internationaux et prendre place dans l'univers économique européen où la France joue déjà un rôle si prestigieux.

En commençant par la France dans ce monde d'outre Atlantique, nous voulons jalonner notre route de points de contacts, de points de repère. Parce que nous voulons mieux faire affaires avec vous, parce que nous voulons que vous fassiez mieux affaires avec nous, comme vous êtes venus à nous à Montréal et à Québec, nous venons à vous à Paris.

Nous tenons plus particulièrement à vous dire, à vous et à tous les membres du Marché Commun, qu'il y a dans notre sol des richesses naturelles inexploitées et incommensurables. Nos délégués économiques seront maintenant sur place pour vous fournir tous les renseignements voulus et vous exposer clairement les nombreux avantages qu'il y a à investir chez nous, dans notre jeune économie.

Nous vous offrons, à vous Français d'abord, de collaborer avec nous à la mise en valeur de toutes les richesses dont, nous nous plaisons à le remarquer, notre Province est si abondamment pourvue. Nous voulons, en quelque sorte, que vos capitaux et que votre énergie créatrice s'ajoutent aux nôtres dans les tâches d'ordre économique auxquelles nous avons entrepris de nous attaquer. Nous désirons aussi que des échanges commerciaux plus nourris s'effectuent entre nos deux nations car, au seuil de l'expansion économique que nous connaîtrons bientôt, nous nous munissons déjà des moyens qui permettront à celle-ci de se poursuivre.

Nos initiatives culturelles, économiques et commerciales dans les autres pays - l'établissement d'une Maison du Québec à Paris en est un exemple - ne constituent nullement, à nos yeux, une concurrence que nous voulons opposer à nos ambassades à l'étranger, ni un dédoublement de forces. Le Canada est un pays fédératif formé de dix États distincts ayant chacun des pouvoirs législatifs étendus. L'éducation, par exemple, relève exclusivement des pouvoirs provinciaux. Vous saisissez dès lors l'importance et l'étendue de nos devoirs dans le domaine proprement culturel.

D'un autre côté, si la monnaie, les banques, les tarifs douaniers relèvent directement et exclusivement du gouvernement central, il n'est pas dit que le commerce extérieur soit de son ressort exclusif. Chaque gouvernement provincial a son ministère des Affaires économiques, de l'Industrie et du Commerce, et il appartient à chaque province de voir à l'expansion industrielle tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses propres limites territoriales. Nos délégués économiques provinciaux apporteront en quelque sorte une aide précieuse au personnel de nos ambassades déjà sur place. Ce sera, de leur part, un complément de travail. Nous ne venons pas pour supplanter les agents fédéraux à l'étranger mais bien au contraire, pour travailler de concert avec eux.

De fait, plusieurs de nos ambassades ont réclamé notre présence à leurs côtés. Nous pouvons dire que nous arrivons sur place pour y recevoir des nôtres un accueil des plus favorables.

De toute façon, je pense bien qu'il ne faut pas interpréter notre présence ici - ou ailleurs dans le monde - comme une initiative en marge de celle de notre gouvernement fédéral. Il s'agit plutôt, si je peux m'exprimer ainsi, d'une présence conjointe inspirée beaucoup plus par un souci de collaboration que par un esprit d'émulation. La diversité naturelle du Canada implique souvent une variété dans son action. La puissance économique de notre Province et ses affinités culturelles avec certains pays, notamment la France, imposent à l'État du Québec la nécessité d'assumer une responsabilité qui lui a toujours été implicitement reconnue par tous les Canadiens.

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D'ailleurs, en inaugurant aujourd'hui officiellement cette Maison du Québec à Paris, nous ne faisons que nous acquitter d'une tâche dont notre peuple nous a confié le soin. Ce peuple, il veut désormais se réaliser authentiquement et, en même temps, permettre à l'État qui lui appartient d'acquérir la stature qui lui revient. Et comme ce sont des citoyens, des individus, qui sont membres de cet État, par l'entremise de la Maison du Québec, nous leur facilitons l'ouverture au monde qu'ils souhaitent et nous contribuons à leur assurer l'avenir prometteur qu'ils entrevoient déjà.

Mais il y a plus. Dans cette époque d'internationalisme et de compénétration des peuples - et, il faut bien le dire, de rivalité et de mésentente - nous faisons notre part - petite, je l'admets, mais quand même à la mesure de nos moyens - pour hâter l'avènement de cette ère de paix véritable à laquelle aspirent tous les citoyens sincèrement imbus de liberté des pays du monde qui est le nôtre!